La deuxième guerre mondiale a renversé la structure sociale en France. La re-construction s’initie soutenue par son allié, les US. Quinze ans après, il y a des traces toujours visibles. Parmi ses effets en chaîne, on découvre l’émergence d’un nouveau modèle anthropologique. En réalité, il s’agit d’un vieux modèle en pleine mutation. Il revient en Europe par le biais de la culture américaine : Le Geek.
Citer en tant que : Nathalie PEGUERO: Réflexion à haute voix: « Mouvance Geek en France : Les années 60, L’incubation 2.9 » Coll. Lʼesprit d’Atlantide Ed. WordPress on line. 2016
Le contexte socio-politique des années 60 en France est assez agité. Fragilisée par la deuxième guerre mondiale, la France commence à perdre ses colonies. Après la perte de l’Indochine en 54 dans une guerre sanglante et coûteuse financièrement, s’enchaîne le conflit en Algérie. En 1958 est votée la nouvelle constitution et on entame la Vème République.
L’année1960 commence par la semaine des barricades en Algérie puis la déferlante coloniale liée à l’acquisition des indépendances (Cameroun, Sénégal, Togo, Bénin, Niger, Burkina Faso, Côté d’Ivoire, Tchad, Republic Centrafricaine, Congo Brazzaville, Congo, Mali, Mauritanie).
À cela il faut ajouter les tensions avec le Maroc dû au démarrage des essais nucléaires au Sahara et le flux migratoire de retour à l’hexagone qui devient très important voire problématique (pénurie de logement, forte hausse du chômage, retranchement de la pensée politique dans les extrêmes (création du Parti Prolétaire et du Front National), …).
Le tout provoque une atmosphère très militante initiée par l’intellectuel Jean Paul Sartre et les 121 signataires de la lettre de reconnaissance de l’insoumission de l’Algérie. En 1960, ce mouvement engagé met en avant une lutte idéologique qui fait scandale. Cela déclenchera les manifestations de Mai 68 et la démission de Charles de Gaulle en 69, ce qui donnera lieu à de nouvelles élections présidentielles.
Si la décennie des années 60 marque le déclin des 30 glorieuses c’est aussi la période marquée par la fracture générationnelle. Le baby-boom de l’après guerre a donné naissance à une nouvelle génération qui a grandi grâce au plan Marshall sous l’influence de la culture américaine et anglaise. Elle ne connaît pas la guerre et a le rêve d’une société plus solidaire.
C’est une génération d’insurrections étudiantes, de jeunes qui n’ont pas peur et revendiquent des droits pour les minorités. Mais c’est aussi une génération qui commence à travailler à 16 ans. La plus grande partie n’a pas les moyens de faire des études supérieures. C’est donc une génération qui est marquée par la consommation, notamment celle de la musique. Le 45 tours est écouté sur l’électrophone, les jukebox ou le petit tourne disque transportable ( le Teppaz ). Les chansons du hit-parade sont écoutées à la radio sur le transistor portable à la maison (dans sa chambre), au travail ou partagées avec les copains avec qui on frime et on danse lors des « boums » (le rock, le twist, le madison et les slows…).
C’est une génération qui va adopter de nouveaux codes pour se différencier de leurs parents qu’ils trouvent démodés, d’ailleurs eux consomment avec des nouveaux francs mis en circulation au 1er janvier 1960. Ces codes sont non seulement musicaux ( pop, rock, yé-yé,…) mais aussi vestimentaires (blouson noir, mini-jupes,…) ou linguistiques (argot). Ils vont donner lieu à quatre révolutions socioculturelles.
Une révolution sexuelle : Elle sera marquée par la libération sexuelle de la femme, à travers l’essor d’une mode protéiforme venue de la rue qui matérialise visuellement les changements socioculturels. La mode a besoin de gagner en vitesse (une tendance due à l’industrialisation du travail, Modèle accéléré par la deuxième guerre mondiale ) et la haute couture se transforme en prêt à porter. La femme pendant la guerre est devenue active, son apparence désormais unit progrès et contestation. Si on raccourcit les jupes à l’image de la mode ango-saxonne c’est pour gagner en liberté … de mouvement?
C’est plus que ça.
À l’image des pays coloniales qui gagnent leur indépendance, la « mini-Skirt » est un signe d’indépendance féminine. Elle se porte avec de longues bottes qui symbolisent l’autorité. L’audace est de porter des bas de couleurs vives et acidulées : les motifs, fleurs, pois, rayures, et autres formes géométriques (losanges, damiers, ondes…) émergent sur les vêtements. Les femmes adoptent non seulement le pantalon mais le bleu jeans, et sur la plage, le monokini! Brigitte Bardot sera le symbole inspiré de la mode la plus sexy et osera le bikini sur le sable chaud… Les garçons veulent aussi se distinguer des adultes : ils aiment porter les cheveux longs, les chemises à fleurs, des pantalons « pattes d’éléphants », en marquant plus leur silhouette, parfois de manière sexuellement provocatrice. Mais il ne s’agit pas que d’apparences ou de simple libertinage, la transformation sociétaire est plus importante.
Le mode vestimentaire
Les hippies étaient reconnaissables entre tous. Ils avaient un mode vestimentaire et un look très spécifique: chemises à fleurs colorées, blue jeans taille basse et pattes d’éléphant, rouflaquettes, collier affichant le sigle « Peace and Love », des ponchos, des gros pulls en laine, des vestes en laines très larges et usées, des tuniques en coton, des foulards et des sacs artisanaux très colorés.
Les filles avaient les cheveux longs, tressés avec des fleurs ou colorés au henné, elles affichaient un maquillage psychédélique avec des fleurs peintes, elles portaient de grandes boucles d’oreilles, des pendentifs en croix, des bracelets aux chevilles et des bagues à tous les doigts.
Les garçons avaient aussi les cheveux longs, de la barbe, certains ont les yeux maquillés avec du khôl noir. Ils portent des chemises tunisiennes, une guitare folk en bandoulière, des sandales en cuir ou des clarks usées.
Les filles et les garçons s’habillaient volontiers de la même façon afin de gommer les habitudes sexistes de la société.
http://lexavb.free.fr/1B.html
Une révolution morale : Leur nouvelle façon de vivre leur sexualité (l’amour, la procréation et le mariage sont des choses bien distinctes) contraste avec l’interdiction de rapports avant le mariage. Face à l’expulsion d’une jeune femme célibataire enceinte de sa famille ou de son travail, se dresse la communauté de copains qui l’accueille et l’aide. Le port des cheveux longs chez les garçons ravive la vieille question du genre déjà évoquée en début du siècle avec l’apparition des garçonnes. Et la mentalité « vivre sans temps morts, jouir sans entraves » fait scandale chez les générations précédentes.
Mais la nouvelle génération ne se laisse pas démotiver pour si peu. Ils reprochent le mode de vie à leurs parents. Ils contestent leurs attaches aux choses et l’importance qu’ils donnent à l’argent, leur coté matérialiste dérange face à la légèreté qu’ils ont face à la souffrance du monde. Leur mentalité puritaine, réglementée et stricte est vécue comme étant désuète. On pourra lire sur les murs de la Sorbonne le slogan « il est interdire d’interdire ». De plus la position du président qui est toujours là depuis 10 ans est considérée comme trop conservatrice et peu adaptée à la nouvelle réalité. Le choix politique des parents est aussi mis en cause car c’est par de leur vote qu’il est encore là. Ils vont s’approprier le slogan américain « Peace and Love » comme résumé de leur projet politique.
A l’image des 40000 hippies qui en 1967 à San Francisco recouvrent de fleurs des policiers venus contrer la manifestation. Ils ont une nouvelle vision du monde et souhaitent la diffusion massive des droits de l’homme et des droits civils, …
» … la jeunesse de 1968 veut écrire sa propre histoire, prendre en main son propre destin, mettre l’imagination au pouvoir, élaborer de nouvelles utopies, construire une nouvelle société. »
Les Routes de l’Histoire : « Être jeune en France des années 1960 »
http://fra.1september.ru/article.php?ID=200801206
Côté alimentation la tendance est d’être végétarien et niveau croyances ce sont les courants orient comme le brahmanisme ou le bouddhisme qui séduisent. Ce qui est important est « de ne pas rester là ». Le voyage initiatique par le plaisir est vu comme un cheminement spirituel.
Une révolution culturelle : la nouvelle génération est fortement influencée par la culture anglo-saxonne où tout devient possible. Ils ont vécu le premier homme dans l’espace et les premiers pas sur la Lune, la naissance de l’agence spatiale française (CNES), l’apparition de nouvelles inventions : certaines qui augmentent leur mobilité (transistor, Teppaz,…), d’autres qui existaient déjà comme la TV, subissent une transformation. L’image en couleurs arrive sur le petit écran.
C’est la période des idoles : autant au cinéma avec Marylin Monroe, James Dean, Marlon Brandon ou Brigitte Bardot qu’en musique avec Johnny Holliday, Claude Francois, Hendrix, Janis Choplin, Les Beatles, Rolling Stones, Dylan, … Et le rendez-vous quotidien se fait à 17h avec l’émission « Salut les copains ». À cette période apparaissent les premiers fan-clubs. Certains groupes comme les Beatles déchaînent des sentiments de passion démesurés. Mais les idoles sont aussi politiques : Che Guevara, Ho Chi Minh, Angela Davis, Martin Luther King,…
Ces années là…
Johnny devenait « l’idole des jeunes ». Pour Sheila, « l’école était finie ». Françoise Hardy faisait chanter « tous les garçons et les filles de son âge ». Sylvie Vartan était « la plus belle pour aller danser » mais Claude François les trouvait toutes « Belles, belles, belles » à commencer par France Gall qui débutait avec « Sacré Charlemagne ». Enrico Macias s’adressait aux « Enfants de tous pays » et Dalida aux « Enfants du Pirée ». C’était l’époque « SLC Salut les Copains » et le hit-parade voyait grimper Hugues Aufray « Santiano », Richard Anthony « J’entends siffler le train », Alain Barrière « Elle était si jolie », Salvatore Adamo « Tombe la neige », Franck Alamo « Biche, ma biche », Marie Laforêt « Les Vendanges de l’amour », Eddy Mitchell « Un coin qui me rappelle »… « Et pourtant », Charles Aznavour et les « grands Messieurs de la Chanson » restaient indétrônables. Gilbert Bécaud avait trouvé son guide « Nathalie », Jean Ferrat chantait « Ma Môme », Georges Brassens « Les Copains d’abord », Jacques Brel « Ne me quitte pas »…
http://www.citeartistes.com/annees60-65.htm
Une révolution artistique : la tendance Hippie sera la source d’un art psychédélique qui s’exprimera autant au cinéma que sur les posters de concert. La grande nouveauté au cinéma français est la dite Nouvelle Vague, qui rompt avec les règles classiques du cinéma américain. Et dans les arts plastiques c’est le surréalisme qui brille. Il faut noter aussi l’évolution de la bande dessinée qui fait naître un nouvel Héros Geek : Spiderman.
Malgré l’apparition de nouveaux termes celui de Nerd n’a pas encore traversé l’Atlantique. Le jeune intello en France sera plus proche des héritiers Beatniks : les Hippies ou les Yuppies. Cependant contrairement aux Nerds, les « intellectuels » ce ne sont pas tant les maths ou les sciences qui enrichissent leur vie culturelle mais leur idée de la société, de son fonctionnement communautaire et leur philosophie de vie autour du « Carpe diem ».
Tout cela reste encore trop sérieux pour les jeunes marginaux candidats aux rôles de futurs Geeks. Mais alors, où se cache-t-il ?
Si la communauté Geek n’est pas très visible c’est que les individus sont encore assez isolés, sauf peut être en milieu urbain.
Cependant les années 60* donnent une impulsion de liberté à la jeunesse et à tout ce qui est nouveau et provocateur.
* Lire le dossier « Années 60 : dix ans qui ont changé le monde », dans « le Nouvel Observateur » du 22 décembre 2011
Pour se retrouver, échanger et rester informer la culture Geek qui est dans ses balbutiements va s’appuyer sur différents outils mis à leur dispositions : Les magazines, la BD, la télévision, la radio, le cinéma, les bornes d’arcade, les jeux de rôle…
Au niveau des espaces : les ludothèques et salle d’arcade, les ateliers, les sous-sols, les greniers, leur chambre, les bibliothèques, … Ils se caractérisent par une approche qui lie le plaisir et le savoir.
Ils sont sensibles à la technologie de pointe, non seulement à leur possession matérielle mais également à leur utilisation comme outil au service de l’imaginaire. Souvent le Geek démontera l’appareil pour voir comment il est fait, comprendre comment il fonctionne avant de le reconstruire.
Ce sera le cas des transistors mobiles, des télévisions, des magnétoscopes, des appareils photos, des téléphones, …. Comprendre l’électronique qui les a rendu possible et être capable de faire pareil voire mieux est l’enjeu du Geek.
En 1965 Sony lance le premier magnétoscope familial (System Betamax). Les Geeks vont vite (en plus de démonter le Betamax) devenir des collectionneurs de programmes cultes. Ils collectionnent déjà les magazines, les BDs, les pins, les badges, les figurines, … En plus le 1er octobre 1967 la couleur arrive sur les écrans de télévision française sur la deuxième chaîne.
Le procédé utilisé sera le SECAM (Séquentiel Couleur A Mémoire) dû à l’inventeur Henri de France et présenté officiellement en 1959. Lorsque la couleur est mise en service en France, seuls 1 500 téléviseurs couleurs sont en service. Le Geek va aussi le démonter. En suite ils suivront de près les exploits de l’espace mais aussi des émissions scientifiques comme La science en marche en (1960), Où, quand, comment (1962), Visa pour l’avenir (1962) et Eurêka (1968).
Ils sont aussi sensibles aux graphismes. Ils regardent des programmes TV comme SVP Disney de 1964 et Colorix 1967 qui diffusent des dessins animées de la Warner Bros comme Woody Woodpecker, Bugs Bunny ou Les fous du volants depuis 1962. Ils ont gardé leur âme d’enfant, la joie et la « folie ». L’image technique devient le support d’un imaginaire visible et en mouvement. Les techniques de gestation utilisées par Disney ou Warner marquent les esprits. Le graphisme et l’imaginaire est aussi abordable via les BDs.
Le 4 décembre 1960 sort le premier numéro de la revue « Hara-Kiri » . Il s’agit d’un nouveau magazine de bandes dessinées réservé aux adultes qui apparaît dans les kiosques français. Mais dès le mois de septembre les premiers numéros d’Hara-Kiri avaient déjà été vendus uniquement par colportage. Volontairement provocateurs, les rédacteurs d’ « Hara-Kiri » adopteront un sous-titre « journal bête et méchant ». On y retrouvera des dessinateurs tels que Wolinski, Cabu ou Reiser.
En août 1962 Spider Man apparaît pour la première fois dans le quinzième numéro du magazine « Amazing Fantasy » créé par Marvel Comics. L’homme piqué par une araignée radioactive devient justicier après le meurtre de son oncle par un voleur. Il fut créé par Stan Lee et Steve Ditko. En France Lug, Arédit-Artima et Sagédition adoptent les publications Marvel et DC Comics. C’est dans la deuxième moitié des années 60 que Arédit sort de publication de Marvel et de DC Comics.
Dans les années 60 les éditions Lug (de la ville de Lyon) publient des petits formats. Ce sera uniquement à partir de 1969 que le Super-Héro devient leur spécialité. À partir du numéro 54 ils sortent un marquage spécial portant la mention de Fantask, Marvel, Mustang, Nova, Spidey, Strange, Special Strange ou Titans. Les magnifiques couvertures de Jean Frisano firent augmenter les ventes. La période vit la sortie de Wampus, histoire d’un extraterrestre polimorphe. Cette BD fut rapidement stoppée (6 épisodes) par la censure dû au dégré de violence. Elle fait partie des créations Geeks françaises. Crée par Manuel Navarro elle fut écrite par Franco Frescura et illustrée par Luciano Bernasconi. Sagédition, obtient à partir de 1967 l’exclusivité pour éditer de Batman et Superman.
Pendant que certains collectionnent les voitures miniatures, le Geek va se lancer dans les figurines de ses Héros : Capitaine America, Superman, Spiderman,… Et il entamera des jeux de rôles pour prolonger le plaisir de vivre dans cet imaginaire où tout semble plus simple : comme dans les échecs, bons et méchants, bien et mal sont des codes faciles à discerner.
Parmi les jeux il y a aussi l’apparition des premiers jeux électroniques : le Flipper est désormais équipé d’une système électromécanique qui a évolué depuis les années 50. Contrairement aux jeunes qui fréquentent les bars pour jouer autour d’une bière avec les copains, le Geek préfèrera les salles de jeux. Ces endroits bruyants où règne une atmosphère communautaire.
Le nouveau modèle de Geek est injecté dans la culture française après la Seconde Guerre Mondiale. Dans les années 60, il est à son état embryonnaire. Encore en gestation son univers tourne autour des bandes dessinées, les films de science fiction et les garages où il démonte les dernières inventions. Il cherche à se construire en petit groupe et à en trouver d’autres comme lui à travers les revues. Il fait partie de la génération qui a créé un fossé avec les parents : » Sois jeune et tais-toi ». Il est fasciné par la technologie et l’appropriation de celle-ci commence à lui donner un rôle dans la société : ateliers de réparation lui donne sa première enveloppe de respectabilité, sa première phase d’absorption par la société.
@Regards de Femme// L’esprit d’Atlantide
np©nathalie.peguero 23/09/2016
Citer en tant que : Nathalie PEGUERO: Réflexion à haute voix: « Mouvance Geek en France : Les années 60, L’incubation 2.9 » Coll. Lʼesprit d’Atlantide Ed. WordPress on line. 2016